1Les historiens de l’environnement ont l’habitude de recourir à des termes anachroniques (nature, métabolisme, environnement, écologie…), partant du constat que le répertoire des sociétés anciennes est réduit pour qualifier la fragilité non humaine et ses dynamiques. Il est alors étonnant de constater qu’un mot omniprésent dans les sources de l’époque moderne–celui de conservation – a été peu mobilisé comme ressource heuristique mais essentiellement comme fil rouge pour suivre la préfiguration des politiques environnementalistes contemporaines [1]. L’usage répété et renforcé du mot jusqu’à aujourd’hui explique ce primat du présent, alors que cette continuité est démentie par la divergence entre deux figures du conservateur qui s’installe au cours des années révolutionnaires: d’une part dans le domaine politique, comme celui qui tend à préserver l’ordre social existant; d’autre part, dans le domaine des pratiques comme celui qui protège soigneusement les objets de la culture ou les éléments naturels, installant une partition de deuxième niveau. Si, en apparence, le sens initial reste préservé, l’usage procédant par différenciation et spécialisation de nouveaux domaines d’application, il est permis de douter de la stabilité du terme [2].
2L’étude contextualisée des emplois, en croisant textes et pratiques dans des lieux investis par des acteurs, montre en effet une inflexion profonde au milieu du xviiiesiècle, qui se prolonge à travers les premières années de la Révolution. C’est l’hypothèse que cet article propose d’examiner: au milieu du xviiiesiècle, conserver cesse de désigner le fait de garder en bon état et pour ainsi dire intact, pour se référer à la gestion de ce qui se modifie sans cesse [3]. Ce basculement, qui indique que le terme se charge d’un double sens processuel et historique, qui était absent auparavant, a une portée importante, environnementale, sociale, politique et intellectuelle.
3Au-delà d’un exercice de sémantique historique, cette approche mobilise trois enjeux. Le premier consiste à enjamber la séparation entre les Lumières et la Révolution pour identifier un espace continu de débats et de tensions qui se nouent autour de la question de la nature. Le deuxième s’interroge sur la portée réflexive de l’historicisation de la nature comme un outil critique en réponse aux phénomènes d’exploitation, d’accumulation et de prédation environnementales qui caractérisent l’époque moderne. Le troisième interroge l’importance de la perspective globale pour l’histoire environnementale, c’est-à-dire les circulations et les décalages entre la métropole et les espaces extraeuropéens.
4À la fin du xviiesiècle, «conserver» renvoie à la possibilité de ménager une chose afin d’éviter qu’elle ne perde ses propriétés ou sa substance. En somme, la conservation équivaut à l’absence d’altération, perçue comme une dégradation de la qualité intrinsèque des choses, dont l’état antérieur doit impérativement être maintenu [4]. Dans la deuxième moitié du xviiiesiècle, cet ordre se dissout comme en témoigne l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert [5]. D’une part, la notion éclate en une multitude de spécialités, par différenciation de nouveaux domaines d’application: le conservateur, officier public chargé de la conservation de certains droits et privilèges, se décline en dix-sept sous-articles (conservateur apostolique, des Castillans, des décrets volontaires, du domaine, des études, des foires, etc.). D’autre part, les articles généraux soulignent l’impossible unité d’un concept dont les fondements théoriques sont désormais affaiblis: si, en morale, la conservation demeure une loi de la nature qui interdit de disposer soi-même de sa vie, en métaphysique, Formey souligne l’aporie de la thèse d’une existence donnée et conservée par Dieu mais continuée par des hommes créateurs et responsables de leurs actions. Les tensions résident dans l’importance croissante concédée à la densité et à l’autonomie des existences, sur un plan métaphysique mais aussi physique comme en atteste la troisième sous-catégorie de l’article conservation, dédié à la pharmacie: préserver les substances des altérations était relativement simple lorsque celles-ci étaient rapportées de manière vague au contact de l’air, mais devient plus complexe quand sont mis en cause des processus à la fois externes et internes aux corps, l’humidité et la chaleur.
5Le basculement du paradigme de la conservation trouve son origine dans la multitude des travaux savants qui identifient les dynamiques de transformation et d’échange entre l’air, les végétaux et les matières issues du vivant [6]. Ce sont les travaux du géologue naturaliste John Woodward à Londres, qui établit les principes de la transpiration en 1699 et de Stephen Hales, physiologiste et chimiste, qui les applique aux végétaux en 1727 [7]. Traduit par Buffon en 1735, l’ouvrage Statique des végétaux influence Duhamel du Monceau qui fait le lien entre les arbres et le climat dans Des semis et des plantations des arbres et de leurs cultures en 1760 [8]. Ce sont les Recherches de Joseph Bonnet pour établir le mécanisme d’absorption de la rosée par le dessous des feuilles [9]. De l’autre côté de la Manche, c’est Joseph Priestley qui démontre que les plantes participent puissamment à la régulation de la qualité de l’air en corrigeant l’air non déphlogistiqué, c’est-à-dire l’air impur [10]. En élaborant la théorie de la photosynthèse, Jan Ingenhousz fait de la lumière du soleil la clé de l’énigme de la restitution de l’air déphlogistiqué et renforce la nécessité de prémunir les plantes des forêts ombragées et de l’élévation inconsidérée des bâtiments [11]. Ainsi, les échanges intenses entre scientifiques et amateurs décrivent un espace public de la chimie dont les ramifications s’étendent au-delà de la sphère des savants [12].
6Mais cette conscience processuelle n’aurait pas pris une telle ampleur si ces interrogations n’avaient coïncidé avec une circulation accrue des plantes et des objets, rendant visibles ces dynamiques internes par la transposition dans un nouvel environnement. Le vif engouement pour l’acclimatation des espèces étrangères pose de nouveaux problèmes de conservation, l’enjeu étant de minimiser le décalage entre le milieu d’origine et celui d’acclimatation de ces végétaux exotiques fragiles, sans y parvenir comme on le souhaiterait [13]. L’étude des «centres de calcul» (jardins botaniques, sociétés académiques, musées et cabinets de curiosité) et de la «machine coloniale» qui forment l’armature de ce réseau a pu donner l’impression d’une commensurabilité étendue au monde connu, englobant la diversité des natures dans une métrique européenne homogène [14]. D’autres travaux montrent plutôt la coexistence des tendances centrifuges et centripètes, et l’importance des pertes de commensurabilité: lors du transport à longue distance des plantes, des oiseaux, des poissons et des animaux, les pertes sont considérables car les spécimens arrivent souvent morts ou pourris, mangés par les rats et les vermines, endommagés par la négligence des équipages [15]. Les mêmes phénomènes se jouent dans les laboratoires et sur les bateaux, à l’instar de la putréfaction des végétaux et des animaux, étudiée par madame d’Arconville [16].
7Ces processus engagent une physique sociale qui est au cœur des débats du siècle des Lumières. Que le constat soit juste ou discutable, partagé ou contesté, la peur du déboisement de la France est omniprésente, mobilisant en même temps la critique des usages sociaux et la compréhension des relations entre l’air, le climat, les arbres, les précipitations et l’érosion [17]. Toutes choses égales par ailleurs, ces phénomènes qui se déploient dans l’espace se retrouvent condensés dans la forme architecturale du grenier qui vise à conserver les blés sans qu’ils se gâtent, c’est-à-dire à retirer du grain l’humidité qui l’attache à la vie organique végétale, et poursuit à travers lui les transformations de la plante dont il a été séparé par la récolte [18]. Les projets d’étuve à grain, discutés notamment à l’École royale militaire de Paris en 1762 [19], visent à détruire ces principes selon les termes de Fougeroux de Bondaroy – «Le seul moyen d’y remédier seroit de dessécher les grains et d’arrêter, même de détruire les principes de fermentation et de corruption dépendant de l’humidité qu’ils contiennent» [20]. Enfin, il faut compter sur les animaux nuisibles qui peuvent causer des pertes importantes [21]. Les greniers sont une des obsessions des Lumières car, à travers la possibilité de faire durer les réserves d’une récolte à une autre, sans même espérer passer plusieurs cycles comme le riz, se joue la régulation des disettes et des émeutes frumentaires [22]. Cette thématique se prolonge largement dans le temps et l’espace lorsqu’il s’agit de construire des greniers d’abondance au milieu des difficultés révolutionnaires [23] ou de mettre en place dans les colonies des architectures mêlant utopie et contrôle comme le fameux grenier à grain de Patna en Inde, le Golghar, achevé en 1786 et qui faisait partie d’un vaste plan de prévention des famines ordonné par Warren Hastings, gouverneur général de l’Inde [24].
8La conservation forme le trait commun entre tous ces domaines, bien au-delà de la seule gestion des forêts et des ressources. Le mot est utilisé et mis en avant par les sources elles-mêmes, suivant des circulations d’idées entre des domaines d’action qui pourraient sembler séparés les uns des autres. Duhamel du Monceau et Fougeroux de Bondaroy, déjà mentionné pour les greniers, sont au cœur des correspondances savantes sur les citernes à vin [25]. Au cours de ces échanges, le baron de Servières relie les différents domaines de la conservation à travers l’éloge de Le Payen de Metz: «[…] vous méritez une médaille civique à double titre comme conservateur du bois et conservateur du vin. Je regrette de ne pas être ministre pour vous l’offrir» [26].
9La processualité installe l’historicité. C’est la grande différence avec les prises de conscience anciennes du changement environnemental, avec les auteurs de l’Antiquité qui sont les premiers à noter l’influence humaine sur l’environnement à partir d’observations empiriques [27]. Plus tard, les théologiens chrétiens discutent de la dégradation physique de la Terre, qu’ils relient à la Chute et au Déluge mais dans un contexte d’élaboration lié à des enjeux théoriques plus généraux, philosophiques et religieux [28]. La peur d’une déforestation généralisée met en place un nouveau discours, non plus finaliste mais historiquecar il vise les effets du déboisement. Cette conscience diffuse d’une accélération des flux et des processus évolutifs charge en historicité le registre de la conservation, sans que pour autant se dégage toujours un schème conceptuel net. Certes, les Lumières inventent une nouvelle manière de comprendre l’histoire qui ne se rapporte plus à la volonté providentielle de Dieu mais à un processus de civilisation qui intègre les capacités de manipulation technologique et artistique des ressources de l’environnement, englobant toute l’existence matérielle et spirituelle des individus et des sociétés [29]. Mais, au-delà même des tensions internes à la notion de civilisation qui interdit d’en donner une vision unifiée [30], l’idée d’un régime d’historicité de la nature propre au xviiiesiècle reste tiraillée entre un rapport subjectif au temps et un type de connaissance historique, entre une expérience partagée et la conscience de soi d’une communauté humaine [31]. Le cas du parc de chasse de Versailles, qui est à l’origine de cette hypothèse sur la reconfiguration de la notion de conservation illustre ces ambivalences entre, d’une part, le constat des difficultés écologiques qui conduit à la mise en place d’un nouveau système de conservation à partir des années1740, dont les effets sociaux sont débattus avant et pendant la Révolution française, d’autre part, l’interprétation que peut en donner l’historien de l’environnement en s’appuyant sur quelques individus exemplaires par leur hauteur de vue [32].
10Parler ici de processualité renvoie à une conscience mouvante et changeante de la conservation qui se déploie dans le temps et permet d’interroger les effets de l’historicité sans surestimer sa mise en forme. L’activité humaine matérielle et sociale de transformation de la réalité objective de la nature ne se résout pas dans un niveau supérieur, une théorie en acte claire et rectiligne dans laquelle se dissolvent les contradictions initiales. Il est donc nécessaire de passer par des observatoires situés–contrastés car l’un est en métropole et l’autre dans les colonies, mais comparables par la mise en place d’un Jardin du Roi –, pour approfondir une compréhension de la conservation qui ne repose plus seulement sur le contenu des pratiques à l’œuvre mais aussi sur leur signification.
11L’intérêt de s’appuyer sur les jardins de la métropole est précisément qu’ils ne figurent pas habituellement dans les études sur la conservation consacrées, selon le sens contemporain, aux ressources et aux formes remarquables d’extériorité naturelle [33].
12Au Jardin du Roi, dès la première moitié du xviiiesiècle, et plus encore dans les décennies suivantes, l’utilisation du terme de conservation se charge de processualité en croisant la thématique de l’accroissement. La circulation des plantes et la croissance du jardin sont mises en relation par Antoine de Jussieu, louant la libéralité du jeune monarque, «qui n’a rien négligé pour la conservation et l’accroissement de ce jardin non seulement par le soin qu’il en a confié à l’illustre intendant qui y préside mais encore par les voyages qu’il a ordonnés pour aller chercher les plantes qui y manquoient» [34]. Cette acception est partagée par les praticiens du Jardin: lors de la nomination de Vaillant à la charge de sous-démonstrateur des plantes en 1716, il est rappelé son action pour «la conservation et augmentation de celles [les plantes] du Jardin Royal» [35]. Dans cet univers composé de croissance, de flux, de circulations, conserver va de pair avec multiplier, dans une perspective de modification du vivant:
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«Combien d’expériences à faire pour trouver des règles certaines sur les différentes manières de multiplier, de rendre précoces ou tardives et de conserver les espèces de fleurs et des fruits par les tailles, les transplantations, les engrais et les arrosages» [36].
14Ces mutations sont cruciales, car il importe aux jardiniers de penser au fait que conserver, c’est désormais préserver des choses qui peuvent changer – et qui, bien souvent, ont déjà changé –, la conservation se définissant en relation avec une antériorité et une postérité. Nous ne sommes donc plus en présence d’une conservation statique et close sur elle-même, car il s’agit non plus de préserver des organismes et des individus singuliers de la patine du temps, mais, bel et bien, de conserver pour accroître les espèces.
15À Paris, un objet incarne ces nouvelles préoccupations, les serres. Les promeneurs et les guides de Paris soulignent la multiplication de ces installations durant la seconde moitié du xviiiesiècle. Outre les serres royales de Choisy, Bellevue, Trianon, Versailles et du Jardin du Roi, les serres privées se multiplient au point de devenir des éléments cardinaux de la culture des jardins: celle de M.Bombarde à proximité du Luxembourg, de Chomel vis-à-vis du précédent jardin, de Gencin, de l’abbé Nolin, du jardin des Apothicaires, ou encore du duc d’Ayen au faubourg Saint-Germain figuraient parmi les plus notables en 1759 [37], sans compter leur diffusion remarquable dans le faubourg Saint-Marcel [38] et leur franc succès dans les jardins anglo-chinois, à l’instar de celui de Monceau à l’époque du duc de Chartres [39]. C’est le vif engouement pour l’acclimatation des espèces étrangères qui nécessite la mise en place de ces lieux clos pour conserver des végétaux exotiques fragiles. Pour minimiser le décalage entre leur milieu d’origine et celui d’acclimatation, il faut prendre en compte les températures atmosphériques, mais aussi les conditions géologiques idoines, comme en atteste la généralisation de la tannée – c’est-à-dire l’utilisation du tan, l’écorce moulue de chêne ou de châtaigner, récupérée auprès des tanneurs [40]. Pour les naturalistes des Lumières, deux facteurs agissent conjointement sur le développement des espèces végétales, le climat et l’homme, par son travail de domestication [41]. Le xviiiesiècle est donc placé sous le signe d’une intense réflexion au sein des milieux naturalistes pour perfectionner des instruments de conservation encore inégalement probants, comme l’indique par exemple l’édition de 1783 du Calendrier des jardiniers de Richard Bradley:
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«Ce qui empêche les curieux de cultiver les plantes étrangères, c’est la difficulté de les conserver, soit qu’on ait des serres ou qu’on en ait point; quand on n’a pas la commodité d’en avoir, les Plantes les moins délicates périssent par les froids & les mauvais temps de l’hiver; quand on en a, elles sont pour l’ordinaire si mal construites, que les plantes sont étouffées & empoisonnées par la vapeur du charbon de terre» [42].
17L’économie générale des flux est celle de leur impossible calfeutrement, et les archives reflètent rarement le sentiment de triompher de la nature et de la dominer.
18Cette sémantique traduit les relations de contiguïté entre des domaines habituellement séparés, notamment par les perspectives contemporaines qui opposent le jardin et la forêt, plaquant sur l’Ancien Régime la distinction entre le monde ordonné de la culture et celui de la nature sauvage [43]. Une telle dichotomie n’a pas de sens pour Duhamel du Monceau [44]. Chez Buffon, la conservation des forêts ne peut se comprendre qu’en considérant le bois comme une ressource menacée et surtout à renouveler, inscrivant cette conservation dans une perspective résolument dynamique, celle d’un capital forestier à accroître si ce n’est reconquérir [45], que ce soit grâce aux pépinières ou au reboisement des landes par le truchement de semis de glands et de châtaignes [46]. Ce parallèle dressé entre la conservation et l’accroissement fait écho à la science économique dans la mesure où, chez les physiocrates, le processus d’enrichissement se voyait subordonné à l’indissociabilité du triptyque conserver- augmenter-renouveler [47]. De telles considérations, valables pour les serres, trouvent leur parachèvement en 1790 dans le Projet d’établir en France une manufacture de végétaux artificiels porté par Louis-François Jauffret, l’un des pionniers de l’«histoire naturelle de l’homme» [48]. Ce projet est présenté à l’Assemblée nationale et à l’Académie des Sciences, et le cabinet végétal fut sur le point d’ouvrir en 1791 dans le faubourg Poissonnière. Constatant l’insuffisance notoire des herbiers, véritables tombeaux dont le pinceau voulait imiter fidèlement les formes florales présentes dans la nature, Jauffret estime que ces méthodes s’avèrent impropres à la conservation dans la mesure où elles contrefont et dégradent, plus qu’elles ne restituent le souffle vital à l’œuvre dans le monde nature:
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«Dès que le souffle de vie qui anime les plantes s’évanouit, leurs beaux traits se décomposent. Elles n’offrent plus les mêmes caractères. Les végétaux les plus brillants ne sont plus alors que des cadavres fragiles dont la vue n’inspire que du dégoût & de l’horreur» [49].
20Coupables d’opérer une dégradation ontologique, les herbiers et les représentations picturales se voient par ailleurs accusés de laisser libre cours à une imagination nécessairement dangereuse, car altérant les caractères naturels des plantes – d’autant plus que la constitution d’herbiers présuppose de figer, de ne pas altérer pour pouvoir référencer [50]. Élaborer des plantes artificielles est à ses yeux le seul moyen de représenter la nature telle qu’elle est, qu’il s’agisse du port ou de la direction de la tige, du nombre de pistils et d’étamines inhérents à chaque espèce ou des couleurs des végétaux. Loin de témoigner d’une radicale incompatibilité, l’artificiel doit se conformer au naturel et se mettre au service d’un spectacle vivant et dynamique.
21À leur tour, les jardins participent à des matrices de contiguïté. C’est ainsi que ces véritables laboratoires à multiplier les végétaux que deviennent les serres sont significativement dénommés par AndréThouin des «conservatoire[s]» [51] en 1788. En 1795, le terme de «conservatoire» trouve son application dans le domaine musical avec la fondation du Conservatoire national de musique, dont l’objectif est au moins autant de former des «citoyens-musiciens» pour les fêtes publiques que d’accroître les collections de partitions (dans un contexte où celles-ci sont dispersées dans les bibliothèques) ainsi que le nombre d’instruments enseignés [52]. C’est aussi dans ce sillage que, sous la Révolution française, et en dépit de lignes politiques hétérogènes sur la question, une administration nouvelle nommée Conservation générale des forêts est créée les 15-21 septembre 1791, afin de garantir la croissance du revenu public forestier et de procéder à des améliorations – le terme revient comme un véritable leitmotiv [53] – dans les bois et les forêts [54]. La Révolution française, du fait de sa politique libérale à l’égard des forêts, marque plus généralement un véritable tournant dans la prise de conscience des profonds impacts du déboisement sur l’environnement [55]. Mais avant les bouleversements révolutionnaires, on assiste à la multiplication des écrits au Jardin du Roi exhortant à associer l’espace jardinier à une vaste entreprise de multiplication forestière. Un «projet de règlement pour le jardin du roi» datant probablement de la fin des années1780 se montre tout à fait explicite sur la question:
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«ArticleII: L’école des arbres destiné à faire des portes graines étant l’une des choses les plus utiles par la facilité qu’elle procurera par la suite de multiplier et de naturaliser les arbres étrangers qui peuvent être utiles à l’aménagement des forêts du royaume et à procurer les ressources pour tirer un parti avantageux des terres regardées comme stériles. Non seulement il est ordonné de ne rien changer à cette partie du jardin mais il est enjoint d’apporter les soins nécessaires pour sa culture et pour son complément» [56].
23L’intensification des échanges entre l’extérieur et l’intérieur ne relève pas seulement de processus physiques mais d’un autre mouvement de fonds, celui de la constitution d’un espace public auquel les jardins participent. En effet, le jardin parisien des Lumières est à la fois, et paradoxalement, un lieu caractérisé par la clôture et un espace investi d’usages récréatifs et civiques de plus en plus importants. Conserver, c’est donc aussi faire face à des délits végétaux de plus en plus nombreux et y répondre par une police spécialisée. Les réjouissances publiques posent de multiples difficultés pour les jardins, qu’il s’agisse de l’arbitrage entre la préservation des plantes et l’intérêt des loueurs de chaises, des règlements à adopter sur l’ouverture de ces espaces dans un contexte de porosité croissante, ou de l’intérêt supérieur d’événements ritualisés qui réactivent le lien organique entre le souverain et ses sujets. Le Jardin des Tuileries est celui qui concentre au plus haut point ces enjeux, lors des événements exceptionnels comme le feu d’artifice pour le mariage du Dauphin avec l’archiduchesse Marie-Antoinette en 1770 [57], ou réguliers lors de la fête de la Saint-Louis du 25août, seul jour où le jardin est indistinctement ouvert aux individus de toute condition. Si Louis-Sébastien Mercier affirme qu’une ouverture moins restreinte limiterait les débordements, accentués par une année de privation d’accès [58], l’administration royale n’hésite pas à privilégier la joie publique à la conservation des végétaux, par exemple lorsque le ministre Maurepas autorise que le concert de 1747 se tienne dans les jardins plutôt que dans la cour, moins commode pour l’organisation de la procession des Carmes à la chapelle des Tuileries [59]. Les vols constituent un autre sujet récurrent à cause de l’augmentation du prix du bois mais surtout du nombre croissant de végétaux rares et précieux. Sur le premier sujet, l’attitude des autorités oscille entre sévérité timorée et laxisme, à l’image du ministre Le Tonnelier de Breteuil qui demande en 1785 la clémence, en raison de leur conduite antérieure, pour deux charpentiers des Tuileries surpris en flagrant délit [60]. Sur le second, les vols au Jardin du roi donnent lieu à des enquêtes plus approfondies, par exemple pour ces spécimens anglais exceptionnels qui, à peine livrés en février 1781, sont «arrachés et culbutés» nuitamment trois jours après leur plantation [61]. Une partie de la délinquance se jouant au niveau de l’infra-judiciaire et de l’infra-policier, elle est donc sous-évaluée dans les archives des commissaires de la place Maubert et transparait dans d’autres sources, notamment dans les archives comptables, par exemple ces dépenses de 36000 livres en 1773 et 1774 employées.
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«à défoncer toute la superficie du terrein, à la renouveler, à établir une partie des plantations, à border toutes les plates bandes en fer battu et à en fermer l’école des plantes d’une grille de fer pour empêcher qu’on n’en put voler aucune, ce qui arrivoit très souvent et causoit des pertes irréparables parce que ces jardins sont ouverts en tout temps au public» [62].
25La conservation des plantes est doublement liée au renouvellement pédologique et aux dispositifs de clôture conçus pour endiguer les délits. André Thouin conçoit cette police du jardin comme une prophylaxie nécessaire à la conservation des plantes et à la double domestication des corps naturels et sociaux [63]. Le projet de règlement proposé au baron de Breteuil, au comte d’Angiviller et à Bernardin de Saint-Pierre dit en creux à quel point la police des végétaux doit concorder avec la police des mœurs:
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«Article13. Deffendons pareillement tant pour la dessence du à cet établissement que pour les bonnes mœurs aux dits garçons jardiniers et autres employés de faire entrer au jardin des femmes suspectes de se promener avec elles, et de les introduire dans leurs chambres. Deffendons aux portiers de les laisser entrer, sous prétexte de parenté ou autrement et au S. inspecteur de police de les faire chasser par ses gardes. Si par hasard elles y entroient nous réservant de prononcer sur le délit comme il appartiendra [sic]» [64].
27Cette conservation se définit enfin, dès l’origine, comme la soustraction à des forces marchandes centrifuges, comme un espace d’expertise alternatif aux pratiques marchandes inadéquates [65].
28Dans la deuxième moitié du xviiiesiècle, c’est toute la nature qui semble se mettre en mouvement. La conscience partagée de ces transformations installe un nouvel espace de débat qui interroge doublement les dynamiques écologiques et les usages. Peu de voix défendent la possibilité de réduire ces processus à une chose inerte et maîtrisée car, dans le domaine naturaliste, le modèle de l’histoire naturelle contrebalance celui de la mathématisation [66], tandis que, du côté des autorités, l’impossibilité de stabiliser et de contrôler tourne au quasi-constat d’impuissance dans les années qui précèdent la Révolution. Faut-il se tourner vers les colonies pour trouver un projet conservationniste plus aboutiet plus sûr de lui?
29La thèse du laboratoire colonial environnemental a été développée par Richard Grove qui, dans son livre Green imperialism, a renversé le schéma dominant: l’environnementalisme ne serait pas né aux Etats-Unis mais un siècle plus tôt, dans les colonies européennes, atteignant un niveau de globalité supérieur à celui de la wilderness [67]. Dans cette démonstration magistrale, la notion de conservation est omniprésente puisque, citée pas moins de 379 fois dans le livre, elle figure dans le titre de trois chapitres sur huit; et pourtant, elle n’est pas interrogée en tant que telle. En effet, conservation désigne ici les politiques de conservation et la prise de conscience qui les anime dans un sens explicitement généalogique: les racines du conservationnisme contemporain résident dans les îles tropicales, exploitées et ravagées par l’expansion européenne [68]. Pour marquer la césure avec la longue histoire de l’usage raisonné des ressources naturelles sont utilisés à la fois un argument d’échelle – l’identification, à l’échelle locale dans la seconde moitié du xviiiesiècle, de l’impact du capitalisme et de l’impérialisme colonial – et un concept stratégique, celui de climat. Ce sont les théories climatiques, celles de la dessiccation du globe causée par la déforestation, qui permettent de globaliser la conscience de l’environnement terrestre dans les années1750 et d’articuler cette fragilité avec un projet politique de réforme sociale. Si la Venise du début du xvesiècle, les Canaries de la fin du xvesiècle, et surtout l’île de Sainte-Hélène à partir de la fin du xviiesiècle, témoignent d’une intensification des politiques de conservation forcée par la pénurie et les dégradations de la nature, c’est surtout à l’île Maurice, lorsque Pierre Poivre devient intendant des îles de France et de Bourbon en 1767, que naîtrait l’environnementalisme au sens d’une politique cohérente et globale capable d’être répliquée et étendue.
30Cette thèse climatique se heurte à une difficulté principale: elle repose sur très peu de sources primaires, qui plus est non dénuées d’ambiguïté. Pour l’action de Pierre Poivre à l’île Maurice, elles sont au nombre de quatre: un discours prononcé devant la Société d’agriculture de Lyon en 1763 conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon et dont il existe une copie manuscrite à la bibliothèque du Museum d’histoire naturelle; une instruction du ministre des Affaires étrangères Choiseul reproduite partiellement dans un ouvrage bien postérieur; et deux publications imprimées, un discours et un règlement, consultés à Toulon dans la bibliothèque d’Auguste Brunet, célèbre érudit de la Réunion, dont il n’a pas été possible de retrouver la trace [69]. La première source, consacrée aux projets de valorisation de l’Île-de-France, ne contient qu’une phrase faisant le lien entre le déboisement et les pluies, sans parler de climat global: «Les pluies qui dans cette isle sont le seul amendement et le meilleur que la terre puisse recevoir, suivent exactement les forêts, s’y arrêtent et ne tombent plus sur les terres défrichées.»
31En fait, Grove a bien saisi le tournant de la conservation au milieu du xviiiesiècle, mais il a restreint aux théories climatiques et à la dessiccation du globe des travaux qui ont une portée plus générale sur l’ensemble des processus naturels [70]. Trois raisons ont conduit à cette interprétation restrictive: l’intérêt précoce de Grove pour le climat par la filiation avec les études de son père, éminent géographe de Cambridge, poursuivi par des travaux précurseurs sur le rôle du changement climatique dans l’histoire; sa formation dans le domaine de la conservation et ses travaux de référence pour une critique des politiques contemporaines en Afrique et en Inde; une approche privilégiant les textes sur l’étude des pratiques et leur impact. En attendant que Grove puisse répondre et reprendre ses publications, interrompues par un grave accident de voiture, nous avons choisi de déplacer la discussion géographiquement et thématiquement. Commissaire intendant de l’île Maurice et de la Réunion, Pierre Poivre avait aussi sous sa juridiction les Seychelles et, même s’il n’y est jamais allé en personne, il a fait créer sur place un Jardin du Roi destiné à acclimater les épices comme celui de l’Île-de-France [71]. Il semblait alors intéressant de regarder des archives qui n’ont pas été explorées par Grove. De 1770, date réelle de prise de possession avec l’arrivée des premiers occupants, à 1810, les Seychelles ont été sous domination française. Cette période courte a été peu étudiée. Si le terme «climat» n’apparaît jamais dans les sources de ce dossier, le mot «conservation» est, lui, omniprésent, sous une forme qui ne peut être réduite aux racines du conservationnisme contemporain.
32Les archives des Seychelles sont emplies de sujets que l’on pourrait qualifier de manière anachronique d’environnementaux, sans que cette catégorie soit présente dans les sources. Un texte emblématique montre la richesse des fonds et les difficultés d’interprétation. Le Règlement pour les Seychelles, publié le 30 juillet 1787 à Port-Louis, capitale de l’Île-de-France, est signé du vicomte de Souillac, gouverneur général des îles de France et de Bourbon depuis avril 1779 [72]. Les trente articles du document proposent une série très détaillée de mesures pour, d’abord,limiter la concession de terres et la mise en culture (interdiction de la concession de terres aux célibataires et aux non-créoles des îles de France et de Bourbon, taille des exploitations inférieure ou égale à 108 arpents, obligation de consacrer le quart de la surface à une réserve de bois interdite à la vente ou de replanter si le terrain est défriché, ramassage des cocos limité à ceux tombés à terre); ensuite, permettre la «conservation et multiplications des tortues et autres productions naturelles» (interdiction de l’accès aux îles de l’archipel hors Mahé ainsi que de la pêche aux tortues de terre et de mer dont la fourniture est limitée, pour les particuliers, à l’achat à l’établissement du roi et, pour les vaisseaux, aux parcs du roi et à certains lieux sur autorisation du commandant des Seychelles); et, enfin, en garantir l’exécution par une série de peines sévères («la punition serait contre l’habitant d’être renvoyé à l’isle de France, contre un capitaine d’un vaisseau de commerce de servir 3 ans en qualité de matelot sur les vaisseaux du Roy et contre le commandant d’un vaisseau de sa majesté d’être jugé par le ministre de la marine sur le compte qui lui en serait rendu»). L’auteur en est Louis Malavois, commandant aux Îles Seychelles à partir de 1788.
33Contrairement à ce qui a été souvent dit, les périodes anciennes comme l’Ancien Régime présentent des cas de limitation du prélèvement sur les ressources naturelles, qu’ils prennent la forme soit d’une autolimitation locale soit d’une dénonciation de la surexploitation par l’État, avec une difficulté récurrente à démêler la part rhétorique et la part écologique, faute de sources et d’études historiques quantitatives [73]. La fameuse ordonnance des eaux et forêts de 1669 assure la suprématie de l’administration royale sur l’ensemble du territoire mais en reprenant de nombreuses dispositions antérieures, et dans un contexte où le boisement évolue de manière très variable selon les régions et la distance aux marchés [74]. Les mesures du Règlement pour les Seychelles de 1787 sont cependant exceptionnelles par leur sévérité, le lien établi entre les ressources et les concessions de terre, ainsi que l’originalité de la question des tortues qui sont la seule viande de l’Océan indien. À partir de là, il serait tentant d’y lire les racines de l’environnementalisme, les prémisses de la conscience écologique pour en faire un des textes les plus anciens et les plus complets du xviiiesiècle [75]. Sur place, les interlocuteurs seychellois poussent dans ce sens, en nommant aujourd’hui ce texte la «Constitution de la nature» et en faisant de Malavois la figure centrale d’une forme d’environnementalisme seychellois [76]. Du reste, le nom du commandant est toujours présent dans des expressions populaires comme «un temps de Malavois», qui désigne un accès d’autorité publique [77]. Cette généalogie résulte en réalité, dans le contexte d’édification de la jeune nation seychelloise, d’un feuilletage complexe révélé par la confrontation entre les archives anglaises conservées à Kew et les documents produits localement. D’un côté, la tutelle anglaise anticipe dès le milieu des années1960 la marche vers l’indépendance en plaçant les zones à haute valeur naturelle sous la responsabilité d’autorités et de fondations tenues par les experts étrangers afin de bloquer toute décision locale de mise en valeur [78]. De l’autre côté, les indépendantistes leur opposent un environnementalisme créole, partiellement hérité d’une tradition française caractérisée par un rapport différent à l’environnement, moins sensible à la pureté originelle de la nature et plus ouvert à des interventions humaines possiblement raisonnées [79].
34Que savons-nous de Malavois? À la différence de Pierre Poivre, il n’est pas une figure exceptionnelle en relation avec d’autres figures d’exception. Il est né à Ay en Champagne en 1748, fils d’un avocat au Parlement, conseiller du roi, receveur des tailles aux élections d’Épernay [80]. Nommé ingénieur en avril 1779, il est envoyé en novembre de la même année à l’Isle de France comme ingénieur des colonies avec rang de lieutenant puis employé pour déterminer les positions de la carte générale de l’île [81]. Nommé major des ingénieurs de l’Inde en 1781, il travaille à une carte de la côte de Coromandel, puis exerce temporairement les fonctions de commandant du génie et accomplit une mission chez les Marattes, peuple redouté de la presqu’île occidentale du Gange. De retour à l’Isle de France fin1784, il reprend son service jusqu’en 1788, date de sa nomination comme commandant aux îles Seychelles, faisant fonction ensuite jusqu’en 1792. En 1786, il a été envoyé en mission aux îles Seychelles pour lever le plan topographique, faire le dénombrement des habitants et réunir tous les renseignements utiles pour les administrateurs de l’Isle de France. Jusqu’à son retour en France en 1811, il alterne les périodes de fonctions à l’Isle de France (grand voyer, directeur des Ponts-et-Chaussées) et les congés pour vaquer à ses occupations personnelles aux îles Seychelles. Il meurt à Saint-Denis en 1825 sans n’avoir sans doute jamais rencontré Pierre Poivre.
35Les arguments habituels sur le laboratoire colonial environnemental ne collent cependant pas bien ici [82]. Aucun lien entre Malavois et les théories de la dessiccation et du climat n’est attesté, ni la participation à un milieu de savants éclairés, naturalistes et philosophes. Les Seychelles ne s’inscrivent pas dans le répertoire de la rencontre avec un autre idéalisé sous les traits du bon sauvage car, comme de nombreuses îles du reste, elles étaient inhabitées lorsque la France en prend possession à la suite des expéditions de Lazare Picault en 1742, 1743 et 1744, puis de Nicolas Morphey en 1756. Le peuplement est tardif, à cause des difficultés financières de la Compagnie des Indes, et limité, ne provoquant pas l’équivalent du choc écologique observé dans d’autres îles. Les premiers colons débarquent le 27 août 1770, selon les termes des sources, 15 blancs qu’accompagnent 7 esclaves, 5 malabares et 1 négresse [83]. En 1791, la population reste très modeste, 572 habitants dont 65 européens de tout âge et de tout sexe dont 20 citoyens actifs, 20 personnes libres de couleur et 487 esclaves [84]. Pour des raisons topographiques et géologiques, et à cause du manque d’esclaves disponibles, les Seychelles ne sont pas non plus une île de plantation comparable à l’île Bourbon et à l’île de France dont la forme esclavagiste est elle-même différente des Antilles françaises, ne s’accompagnant pas des mêmes conséquences écologiques de la monoculture du sucre [85]. La transformation environnementale des Seychelles est en réalité postérieure, s’accélérant dans les années1860 lorsque les Anglais décident de débarquer sur place les esclaves libérés des bateaux arabes de l’Océan indien au lieu de les ramener sur leur continent d’origine [86]. En attendant la diversification de la biodiversité et l’édénisation produite par cette histoire humaine de la deuxième moitié du xixesiècle, les descriptions sont unanimement négatives et ne relèvent pas de la figure de l’île idéale et utopique. C’est le cas de Morphey lui-même en 1756 pour qui «on ne peut guère se flatter de faire sur cette île aucune habitation avantageuse» [87], de Delaunay dans les années1770 [88], de Bougainville en 1775 [89], ou de Gillot au naturaliste Céré en mai 1778 («je vous ai envoyé deux fois des graines différentes de notre abominable île» [90]). La Pérouse en donne la description la plus saisissante en 1773, voyant à Sainte-Anne «les personnes mourant de faim aux prises les unes avec les autres et détruisant les tortues de mer au lieu de chercher leur nourriture dans la production de la terre», et sur l’île principale «le misérable état où la mésintelligence avait réduit tout le monde. Vingt Blancs rassemblés avaient, au plus, abattu un ou deux arpents de bois, et l’herbe avait crû si prodigieusement dans le petit abattis qu’on pouvait à peine s’y frayer un chemin» [91].
36Ce n’est pas tant la question de la nature qui est omniprésente dans les sources que celle du temps, installant une processualité qui échappe au projet de domination de la matière. La prise de possession est généralement prise comme un geste ponctuel et scripturaire qui inscrit un lieu dans l’histoire du conquérant, installant le temps de la rencontre, mais c’est négliger la répétition du geste inaugural. Les sources elles-mêmes sont attentives à ce procès, dans le double sens de description des gestes et d’historiographie des prises de décision. Le «Mémoire sur les îles Seychelles» envoyé en mai 1773 au ministre par les administrateurs de l’Île-de-France débute par un long préambule qui décrit par le détail neuf épisodes successifs et répétés de prise de possession (Picault en 1743, Morphey en 1756, Marion Dufresne en 1768, Grenier en 1769, Brayer du Barré en 1770, deux incursions anglaises à Praslin, le capitaine anglais Caouls, La Pérouse, la transmission par Brayer du Barré) [92]. Pourquoi décrire avec autant de détails ces manières de nommer, planter un poteau, tirer des coups de canon, placer une pierre sculptée, la protéger par une petite pyramide ou une plaque de tôle, placer un procès-verbal dans une bouteille scellée, et de faire de nouveau, sinon car la triangulation impériale leur échappe? L’introduction de plantes participe aussi de la prise de possession comme le rapporte Poivre:
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«J’ai assuré notre possession par une deuxième importation très considérable. J’ai réparti les plants apportés entre les trois îles: l’Isle de France, de Bourbon et de Seychelles. Je les ai fait distribuer aux meilleurs cultivateurs des deux premières îles; je leur ai donné par une instruction très détaillée, toutes les connaissances nécessaires pour faire réussir leur culture; j’ai confié celles que j’ai envoyées établir sur la grande île de Seychelles, à un excellent homme, auquel j’ai donné toutes les instructions et les secours dont il pouvait avoir besoin» [93].
38Conserver et s’approprier sont liés, avec les difficultés d’une acclimatation et d’un accroissement qui échouent souvent. Si les imprimés et les rapports aux ministres vont souvent dans le sens de la commensurabilité coloniale, les correspondances et les journaux manuscrits adoptent souvent un autre ton, révélant les difficultés de la réduction des natures lointaines à des équivalents scientifiques ou monétaires pour l’Europe, ses collectionneurs et ses consommateurs: pour les Seychelles, ce sont la pluie, les difficultés topographiques, les fièvres, les blessures qui ne guérissent pas, la décomposition accélérée des spécimens, les mouches, les vers, les chenilles qui empêchent la réduction des animaux et des végétaux en objet stable et manipulable [94].
39Le Règlement de Malavois ne vaut pas tant pour les mesures proposées, dont l’application n’est, du reste, pas attestée par les sources, que par ce qu’elles révèlent, la diffusion dans les milieux diplomatiques et militaires d’une conscience des limites de la nature. Celle-ci ne s’appuie pas sur une forme de proto-environnementalisme mais sur la fragilité des empires coloniaux et sur la tension entre les forces centrifuges et centripètes, qui suscitent des débats intenses en Écosse à la même époque [95]. Par comparaison avec l’Angleterre, l’entreprise impériale française apparaît encore plus fragile depuis la défaite de Plassey en 1757 qui marque un tournant environnemental [96], l’échec du projet de Choiseul en Guyane et les difficultés en Afrique [97]. Les difficultés matérielles, - qui correspondent à l’état écologique précis du prélèvement intense exercé sur des îles tropicales éloignées et devant compter sur les propres forces -, rencontrent la forme renouvelée de la conservation venue de la métropole – gérer ce qui change sans cesse, sans pouvoir externaliser des forces environnantes, qui se déploient en processus internes -, mais se traduit par la figure des limites de la nature grâce à l’essor d’une conscience historique – celle de la fragilité des empires, du commerce et des ressources extérieures à la métropole.
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41À l’issue de cet article, nous sommes bien conscients qu’il s’agit encore d’une analyse très incomplète, qui demande à être confortée et approfondie par des études supplémentaires. Il est cependant intéressant de constater qu’avant le tournant environnemental du Consulat et de l’Empire, souligné par les contributions à ce dossier, grandit la conscience d’une fragilité environnementale, incarnée par une conservation processuelle et historicisée. Dans la deuxième moitié du xviiiesiècle et dans les premières années de la Révolution française, il semble encore inenvisageable pour une partie des acteurs de réduire les éléments de la nature à des choses inertes et mathématisables, tant les flux et les dynamiques de l’histoire naturelle échappent au contrôle. Un nouveau chapitre s’ajoute, aux côtés de l’écologie républicaine du Directoire, pour venir complexifier un peu plus des schémas historiographiques linéaires [98].
42Deux éléments de méthode s’ajoutent à ces conclusions. D’abord, l’entrée par le souci de la nature ou les racines de l’écologie est peu appropriée à des époques qui ne mobilisent pas ces catégories. Le danger est alors de chercher des origines qui peuvent sans cesse être reculées dans le temps car l’interprétation proto-environnementaliste brouille les distinctions entre des pratiques qui peuvent avoir une dimension durable, comme celles de la plupart des groupes humains qui s’attachent à un territoire circonscrit, et le sens qui est conféré à ces pratiques dans le cadre du fonctionnement général d’une société. Les limites de la nature qui caractérisent les Lumières ont plus à voir avec une réflexion sur les richesses et le gouvernement, la diplomatie et les rivalités internationales qu’avec une valeur conférée à des éléments non humains. Ensuite, si l’historiographie a eu raison d’opposer deux rapports différents à la nature, et donc deux manières d’écrire l’histoire environnementale – pour faire bref, l’une fondée sur le vivant et les paysages, l’autre sur la science et la technique – parce qu’ils reprennent l’opposition du temps entre le modèle de l’histoire naturelle et celui de la mathématisation, peut-être a-t-elle été moins attentive aux circulations entre les deux domaines, qui affaiblissent cette coupure. D’un côté, le varech, qui est une plante marine, change de catégorie lorsqu’il est transformé en soude pour la production du verre, et cette réduction à un objet inerte rebat les cartes de la controverse sur les effets de son exploitation sur les poissons qui vivent dans la mer [99]; de l’autre côté, l’usage des clés, des portes, des murs, des bancs dans les jardins royaux ouverts au public suit les rythmes d’une histoire naturelle, faite de métamorphoses, de déplacements, de seuils lorsque ces objets sont pris dans la processualité des végétaux et la perméabilité des lieux aux usages publics [100].
43Trois points demeurent encore obscurs, qui peuvent donner lieu à hypothèse. Le premier porte sur les recompositions de ces figures processuelles après la période étudiée ici et au xixesiècle puisque l’idée d’une nature active et vivante ne disparaît pas, se développant à travers la notion de morphologie, installée par le fameux essai de Goethe sur les plantes en 1826 [101]. Les partages et les oppositions entre différents types d’approches sont alors de mise, mais peut-être se traduisent-ils dans une morphologie sociale, c’est-à-dire des lieux caractérisés par une configuration spécifique des réseaux d’humains et de non humains. Le deuxième porte sur le renversement politique et social de la conservation qui, fondée sur le mouvement ici, bascule vers l’immobilisme voire la réaction au cours de la Révolution française. La clé ne réside-t-elle pas dans une redéfinition des liens entre public et privé? Alors que l’Ancien Régime ignore cette distinction tranchée, et en tout cas brouille constamment les lignes, l’émergence de la notion de patrimoine fait basculer nettement certaines portions de nature dans une sphère publique qui, paradoxalement, permet de limiter la liberté des usages publics, voire d’en privatiser la jouissance. Le troisième porte sur les liens entre conservation et libéralisme, qui n’ont pas été abordés ici, faute de place. Il faudrait pour cela suivre la catégorie de population, centrale dans la conservation processuelle (dans le vocabulaire des sources, les dénombrements du vivant, etc.), et regarder comment se joue à travers elle un art de gouverner à distance par l’intensification des processus internes, c’est-à-dire l’accroissement et la régénération, éloignant un peu plus le modèle de la police d’Ancien Régime.